Marginaliser la lutte antiraciste : une stratégie pour décrédibiliser les acteurs du changement
La lutte antiraciste constitue un combat qui comporte son lot de coups bas et son flot de désinformation visant à décrédibiliser celles et ceux qui le portent. Ce sont les contours de ce volet méconnu du travail acharné mené par des militant(e)s que BePax (« organisation d’éducation permanente dont la mission est de sensibiliser citoyen.ne.s et responsables politiques bruxellois.e.s et wallon.ne.s aux enjeux du racisme et des discriminations pour les amener à devenir des acteurs et actrices de changement et d’égalité ») a choisi de mettre en lumière à travers une visioconférence centrée sur « La marginalisation de la lutte antiraciste ». Avec trois paroles de femmes pour éclairer et approcher une sorte de lutte dans la lutte.
Un nombre important de militant(e)s racisé(e)s se heurtent en permanence à des réactions violentes encourues lors de prises de positions en public, que ce soit dans les médias ou à l’occasion d’interventions au cours desquelles ils et elles sont amené(e)s à s’exprimer à propos de leur lutte. Ces réactions engendrées par leurs prises de position embrassent un large champ d’action qui va de la disqualification jusqu’à la criminalisation dans certains cas. Le but de cette guérilla qu’ils et elles endurent ont souvent pour unique objectif de les effrayer et contribuent à maintenir une chape « d’infréquentabilité » autour de leurs prises de position.
L’exposé sous-titré « Disqualification, sanction et criminalisation comme tactiques de rappel à l’ordre » offrait une tribune à trois femmes régulièrement confrontées au phénomène concerné. La première de ces intervenantes était Khadija Senhadji, socio-anthropologue et militante antiraciste décoloniale. La deuxième était Fatima Zahra Younsi, membre du « Collectif des 100 diplômées ». Et enfin, la troisième était Stéphanie Ngalula, militante écologiste, féministe intersectionnelle et activiste décoloniale. Trois personnalités au profil particulier, trois regards sur une mécanique à la fois perverse et de plus en plus répandue, au fur et à mesure que la parole se libère sur certaines questions qui dérangent.
Une forme d’appropriation du champ politique blanc
Pour Khadija Senhadji, le postulat de l’analyse de cette question qui n’est pas anodine est que la lutte antiraciste est porteuse de tensions, de rapports de pouvoir. S’appuyant sur un regard chronologique du phénomène, elle souligne qu’historiquement, il y a eu plusieurs visions qui se sont affrontées au point de s’entredéchirer. Ça a été le cas au sein du MRAX (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie) où des nouvelles visions se sont heurtées à celle existante relevant d’une approche essentiellement universaliste. Dans ce contexte, l’enjeu était une mise en concurrence entre, d’une part, une approche ancrée dans l’expérience dite blanche et, d’autre part, une autre ancrée dans une expérience arabo-musulmane. Le défi d’approche de celle-ci était de savoir comment traiter la question du soupçon généralisé auquel la communauté arabo-musulmane était confrontée au lendemain des attentats du 11 septembre.
Face à la réappropriation blanche des luttes, un autre séisme a été la manifestation à Bruxelles, autour de la question du Black Lives Matters (consécutive à la mort dramatique de George Floyd aux États-Unis), qui a réuni des milliers de personnes (on a évoqué le chiffre de 20.000) en pleine pandémie. Ce déploiement a été l’occasion de mesurer l’ampleur de la puissance décoloniale, de faire émerger des champs d’expression via l’organisation de débats et de conférences, et de mettre en place une forme d’appropriation du champ politique blanc, avec la mise en concurrence de paroles porteuses d’opinions différentes. Et les questions sensibles se sont enchaînées avec celle de l’exclusion des femmes voilées du champ professionnel de l’enseignement… jusqu’à l’avènement de la commission parlementaire sur le passé colonial de la Belgique, processus marqué par la prise de parole du Roi Philippe exprimant des regrets sur le passé colonial belge au Congo. Cela a débouché sur une mise à l’agenda politique de luttes, mais aussi sur la mise en place de stratégies d’opposants dont celle de la manipulation.
Préserver un ordre établi
Deuxième intervenante, Fatima Zahra Younsi a essentiellement évoqué son engagement au sein du Collectif des 100 diplômées, un collectif qui « a pour objectif de lutter contre les discriminations et les exclusions dont sont victimes les femmes ayant fait le choix de porter le foulard ». Elle a tenu à exprimer la méfiance qui préside à la prise de parole dans les médias en tant que femme musulmane. Elle a, dans le même temps, fait état des réactions surréalistes rencontrées à cette occasion, la lutte devant, selon elle, se doter de stratégies qui la rendent plus efficace face aux dangers des extrémismes et de la politisation à outrance.
Enfin, la troisième intervenante, Stéphanie Ngalula, a centré sa prise de parole sur le « blacklash » qui peut se définir sommairement comme une forte réaction négative d’un grand nombre de personnes face, en particulier, à une évolution sociale ou politique. Dans le contexte précis évoqué, ce phénomène qui joue un rôle sociétal répond à une forme d’attaque (ou de ce qui est pris pour une attaque). Ce sont des réactions vis-à-vis de personnes dont l’existence même est considérée comme subversive, des privilèges remis en question par l’arrivée surprise de la personne qui prend la parole et qui ne cadre pas avec ce qu’on attend d’elle.
La réaction est alors, dans un premier temps, celle de la surprise, puis, dans un deuxième temps, celle de la marginalisation consécutive à la prise de parole. Derrière cette deuxième phase se cache un message clair distillé qui est de montrer ce qui se passe en cas de prise de parole, avec pour but de préserver un ordre établi. La deuxième réaction comprend, elle, deux temps. Le premier est l’évitement (éviter les questions soulevées). Le deuxième temps est la récupération de la parole et la réappropriation des luttes, en diluant certaines paroles, certaines prises de position pour les rendre différentes de celles d’origine. Ce blacklash engendre une remise en question du travail effectué, doublée d’une réappropriation de celui-ci, avec une décrédibilisation à la fois de ce travail et de la lutte.
Dominique Watrin