La politisation de l’histoire de l’immigration : un combat qui change d’acteurs et de visage
La sphère politique, au sens large, et la question de l’immigration ont toujours noué des liens étroits. C’est ce lien et son évolution historique que le CRIPEL (Centre régional d’intégration des personnes étrangères ou d’origine étrangère de Liège) a choisi d’interroger dans une de ses midi-conférences à distance. Au cours de ce moment, Hassan Bousetta, chercheur permanent au CEDEM (Centre d’Études de l’Ethnicité et des Migrations) de l’ULiège, a entrepris de resituer la dernière année de mobilisation autour du pluralisme culturel, en la recontextualisant dans l’histoire longue, à savoir celle qui court de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. Une mise en perspective éclairante, intitulée « Migrations et pluralisme culturel en Belgique », dans laquelle s’entrelacent ce que l’orateur nomme « Histoire des politisations et politisation de l’histoire ».
D’entrée, Hassan Bousetta énumère cinq facteurs de continuité (par opposition aux facteurs de changement) qui ont joué un rôle majeur dans l’histoire des politisations. Le premier est la centralité politique des questions de migration et de pluralisme culturel en Belgique (et notamment la question du port du voile) depuis 1988, date de la chute du gouvernement sur la question du pacte de Marrakech (nom du « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières » visant, sur papier, à assurer une meilleure protection des migrants sur le plan international, tout en préservant la souveraineté des États sur leur politique migratoire). Le deuxième facteur est la permanence d’une polarisation différenciée entre Flandre et Wallonie-Bruxelles. Le troisième est l’action Black Lives Matter (née de l’affaire George Floyd), reflet d’un nouvel antiracisme globalisé. Le quatrième est le renouvellement des enjeux, des formes de politisation, des générations d’acteurs et des registres lexicaux de la revendication. Enfin, le cinquième et dernier est la féminisation plus affirmée et une tension entre volonté de convergences intersectionnelles et la concurrence des mémoires, autrement dit une diversification de la diversité.
Six périodes dans l’histoire belge
Sur base de ce canevas, le chercheur opère un découpage en six périodes de l’histoire belge qui suit la seconde guerre mondiale. La première qui couvre les années 1945-1964 est marquée par la prédominance de « l’économicisme », c’est-à-dire par l’urgence économique incarnée par la « bataille du charbon » et par la question du renouvellement démographique.
La deuxième, allant de 1964 à 1974 (année de l’arrêt de l’immigration contingentée par les États) se caractérise par une approche migratoire mieux structurée, avec notamment la création en 1965 d’un Conseil consultatif de l’immigration qui donne naissance à un texte où apparaît, pour la première fois, le terme « intégration », à une époque où la pensée dominante reste celle du retour futur au pays. Elle est marquée par une prédominance d’un culturalisme paternaliste dans lequel les immigrés, assimilés à une force de travail, sont soumis à ce qu’on fait pour eux et à la manière dont on s’occupe d’eux. Parallèlement, cette période est dominée par ce qu’on appelle « l’œil aveugle », à savoir une très forte croissance démographique des immigrés, doublée d’une absence de (pré)vision du défi colossal que celle-ci représente en matière d’éducation, de logement, etc., alors que les ressources des familles s’érodent suite au déclin des mines et de la grosse industrie, dans le même temps où leurs besoins augmentent.
La période suivante, la troisième, s’étend de 1974 à 1989 et se caractérise par la prédominance d’une opposition entre universalisme humanitaire et différentialisme ethnoculturel. On y conforte la position juridique des immigrés (loi de 1980), on établit la vocation humanitaire d’accueil et, dans le même temps, la migration, en tant que construction mentale, fixe l’immigré dans sa condition dévalorisée, dépréciée, celle qui le limite à sa condition de travail. Et ce dérapage va perdurer pour les migrations suivantes (l’immigration subsaharienne, etc.) face auxquelles on va rester prisonnier de cette représentation.
Une peur croissante de la diversité
La quatrième période, celle allant de 1989 à 2000, est marquée par la prédominance d’une opposition entre multiculturalisme participationniste et différentialisme ethno-religieux. L’année 1988 est marquée par un scrutin communal qui marque la première percée en Flandre du Vlaams Blok qui a axé sa campagne électorale sur l’immigration et l’islam, à un moment où apparaissent conjointement, dans la foulée, la première affaire de port du voile en France et le dossier des « Versets sataniques » dont l’auteur, Salman Rushdie, fait l’objet d’une fatwa prononcée par l’Ayatollah Khomeini. En Belgique, en 1989, deux personnalités (Paula D’Hondt et Bruno Vinikas) sont chargés d’un Commissariat royal à la politique des immigrés qui se penche sur les domaines de l’emploi, du logement et de l’éducation en formalisant, dès 1993, l’idée que la Belgique est une société multiculturelle, effaçant de la sorte la notion omniprésente du retour au pays.
La cinquième période, de 2000 à 2010, est celle d’une opposition entre intégrationisme civique et national-populisme naissant. Ce dualisme se concrétise par une montée de la reconnaissance du multiculturalisme qui sera cassée par le séisme des attentats du 11 septembre. L’intégrationisme civique trouvera sa forme concrète dans la mise en place du parcours d’intégration, né de l’exemple du processus d’« inburgering » créé aux Pays-Bas dans le souci de contrôler l’accès aux ressources de l’État Providence. Dans le même temps, le national-populisme provient de l’extrême droite qui produit un discours hostile à l’immigration, mais dans un cadre démocratique.
Enfin, la sixième période, de 2010 à 2020, est marquée par la prédominance d’une opposition entre intégrationisme sécuro-identitaire et peur de la diversification. Autrement dit, la confrontation aux conséquences des printemps arabes entraîne une réaction qui consiste à renforcer la tendance sécuritaire, et une peur accrue de la diversification.
Une cassure entre régions
Au-delà de ce découpage historique, Hassan Bousetta épingle, dans l’histoire des politisations, la permanence de ce qu’il appelle « une polarisation différenciée entre Flandre et Wallonie-Bruxelles ». Depuis 1993 et la formalisation de la Belgique en tant qu’État fédéral, les discussions sont, selon lui, de plus en plus différentes dans les deux zones du pays, alors qu’il existe de moins en moins d’outils de concertation entre les deux. Une autorité n’est plus obligée de composer avec une autre. Le pays vit donc dans la non décision qui n’est pas nécessairement une volonté, mais qui est une impossibilité de décider en raison de la forme du paysage institutionnel.
La centralité politique de la question migratoire est entretenue par la pression exercée par l’extrême droite flamande et la parti nationaliste N-VA. Cette extrême droite flamande est aujourd’hui la première force politique du pays. Sa mobilisation de 10.000 personnes pour un raid en voiture sur Bruxelles, en septembre 2020, contre le gouvernement démontre sa force et son assise populaire. Cette cassure entre régions est, par ailleurs, renforcée par l’insuffisance des outils de coordination entre le Fédéral, les Communautés et les Régions, par l’indécision du niveau fédéral (voir le débat sur la laïcité et l’islam) et par l’impossibilité de forger un consensus (inter)fédéral fort.
Une globalisation de l’antiracisme
De surcroît, la période récente a été marquée par une politisation de l’histoire et des mémoires. L’exemple marquant de cette tendance a été l’action Black Lives Matter de juin 2020 qu’Hassan Bousetta définit comme le reflet d’une reconfiguration des débats. Rassembler 10.000 personnes, malgré la pandémie Covid, pour une des plus grandes manifestations antiracistes de ces dernières années en Belgique est un indicateur incontestable de ce changement. D’autant que ce moment intervenait dans le contexte particulier des 50 ans de l’indépendance du Congo. Cet épisode a aussi entériné le débordement des organisations traditionnelles de l’antiracisme (MRAX, Ligue des droits humains, etc.) par de nouveaux collectifs émergents comme le Belgium Network for Black Lives Matter. Ce débordement a été doublé par un renouvellement des stratégies de politisation et de mise à l’agenda des discriminations, des violences policières, des violences faites aux femmes minorisées, et du passé colonial.
Le phénomène George Floyd a été le symbole, et peut-être le déclencheur, d’une globalisation de l’antiracisme, avec le développement d’une théorisation critique de la colonialité au niveau mondial à laquelle s’ajoutent une circulation beaucoup plus forte des idées et une mobilisation de ces idées dans le champ politique. L’action Black Lives Matter de 2020 a intronisé une nouvelle génération de l’antiracisme. Ce nouvel antiracisme s’inscrit dans un mouvement de relecture contemporaine de l’histoire courte et de l’histoire longue, à savoir l’histoire longue du passé colonial belge et de la colonialité qui sont revisités et font l’objet d’un fort investissement politique, et l’histoire courte via l’histoire des politisations de la migration.
Une politisation par le bas et par le haut
La politisation de l’histoire et des mémoires est donc marquée par un renouvellement des enjeux, des formes de politisation, des générations d’acteurs et des registres lexicaux de la revendication. La politisation de l’histoire par le bas est marquée par des mobilisations mémorielles associatives multiples et parallèles. Les anciennes migrations s’appuyaient sur un registre lexical basé sur le devoir de mémoire, la reconnaissance de l’apport des migrations de travail, de la valorisation interculturelle ou de la citoyenneté. Les nouvelles migrations évoluent aujourd’hui dans le registre des inégalités Nord-Sud, de la « forteresse Europe » et du rejet des politiques d’immigration restrictives.
Par ailleurs, l’affirmation d’un mouvement afro-descendant porte désormais la revendication d’une revisite du récit qui concerne le passé colonial belge. Ce mouvement est porté par une nouvelle génération d’élites postcoloniales africaines et évolue dans un registre lexical de la décolonisation de l’espace public, du racisme systémique et non simplement relationnel, de la racisation, de la convergence des luttes, du privilège blanc, etc. Sont associées à ce glissement une multiplication et une diversification des acteurs de l’antiracisme, avec l’apparition de noms comme le Collectif Mémoire coloniale, Stop Racism in Sport et bien d‘autres. Dans le même temps apparaissent des mobilisations de débordement avec des actions spectaculaires comme le déboulonnage sauvage de statues ou l’investissement des réseaux sociaux.
Les réponses institutionnelles à ce mouvement général prennent la forme d’une politisation de l’histoire par le haut avec notamment un soutien institutionnel aux mobilisations associatives et un travail muséal. Cette politisation de l’histoire par le haut s’est accélérée par le biais de politiques publiques mémorielles comme la loi sur la négation des génocides, la commission Congo au Parlement fédéral, les déplacements de statues, la débaptisation de rues, etc. Ce mouvement a aussi donné corps à une féminisation plus affirmée, marquée par une lutte entérinant une rupture et une distanciation avec les organisations syndicales et autres associations « mainstream ».
Sur le plan global, pour Hassan Bousetta, face aux mutations des questions de migration et de diversité, la Belgique reste un modèle pragmatique, imposé par sa complexité institutionnelle qui rend de facto impossible la définition d’un modèle cohérent. Pour l’heure, la lutte contre le racisme et les discriminations, et pour la décolonisation de l’espace public sont, dès lors, des chantiers ouverts mais inachevés.
Dominique Watrin